11h de théâtre, c’est long. Et en même temps, ça passe vite quand c’est bien fait (et quand on est bien assis comme aux ateliers Berthier – j’espère que ça sera aussi confort pendant la tournée).
2666 est une pièce qui passe indubitablement vite. Pour ses 8h de scène (est-ce que 3h d’entractes c’est tricher ?), Gosselin a adapté 2666, le dernier roman du Chilien Roberto Bolaño. Il est important, avant de commencer à parler du contenu même de l’œuvre, de dire que Bolaño souhaitait que les cinq parties qui la composent puissent être lues indépendamment et soient publiées séparément. C’est son éditeur qui a décidé de relier les 5 parties de 2666 en un ouvrage unique, mais sûrement pas monolithe. De la même façon que le livre pose visiblement une question formelle (s’agit-il d’une oeuvre unique ou de cinq oeuvres reliées entre elles ?), la pièce pose énormément de questions sur les rôles et les formes du théâtre contemporain.
Tout comme le(s) livre(s), la pièce est découpée en cinq sous pièces : la Partie des Critiques, où on découvre l’histoire de Benno von Archimboldi, grand écrivain allemand ; la partie d’Amalfitano, spécialiste d’Archimboldi qui déménage à Santa Teresa ; la partie de Fate, où un journaliste noir américain qui couvre un combat de boxe à Santa Teresa découvre l’histoire des féminicides ; la partie des crimes, qui détaille les féminicides ; la partie d’Archimboldi, où on découvre l’histoire de l’auteur. Le fait que l’intrigue de la pièce soit tout aussi inachevée que celle du roman laisse d’ailleurs un goût de tout ça pour ça qui s’estompe bien vite après le tomber de rideau. Même si dans le théâtre contemporain, de plus en plus souvent, le rideau le tombe plus. Mais là n’est pas le propos.
Si les liens entre les différentes parties sont à la fois ténus et évidents, ce n’est pas du tout ce dont je vais vous parler aujourd’hui. Et Dieu sait que j’aime parler d’histoires, parce que j’adore qu’on m’en raconte – c’est même exactement pour ça que je vais si souvent au théâtre.
Le théâtre, loin dans la forme
Comme je le disais au tout début, 11h, ça passe assez vite quand c’est bien fait. Bien qu’on raconte que ce Gosselin est moins bien que le précédent (Houellebecq) – que je n’ai pas vu, je trouve que le metteur en scène a un talent incomparable pour créer des ambiances avec des objets de la vie quotidienne. La pièce semble à la fois hors du temps et ancrée dans notre époque, on vibre en boite de nuit et on tremble pour les femmes assassinées au Mexique, on plonge dans un prêche du Civil Rights Movement et on est entraîné dans l’Allemagne d’après-guerre. On voyage de pays en époque avec une grande fluidité grâce à quelques changements de décors assez opportun.
Les blocs du décor, d’ailleurs, servent tantôt de chambre d’hôtel, tantôt de rédaction, tantôt d’écran utilisé pour de la projection vidéo. Si la vidéo est maintenant régulièrement utilisée au théâtre. Elle pose ici une réelle interrogation sur sa capacité non plus à montrer le hors-scène ou le fantastique, mais à donner un regard nouveau sur ce qui se passe sur scène, sous nos yeux.
Un caméraman suit les personnages qui parcourent des échafaudages et nous montre son visage en noir et blanc sur un blanc écran. Un autre met en lumière sur le même écran des détails d’orgie. Plus tard, c’est en boite de nuit que l’on est, Et les danseurs sont projetés sur un verre mat derrière lesquels ont les distingue. Au-delà de la direction d’acteurs, Gosselin dirige les regards.
La direction du regard passe d’ailleurs aussi par la projection de texte (extraits fidèles du roman ?) sur un écran noir. Si face au son, à la voix des comédiens, Le spectateur peut se permettre une écoute passive, le texte projeté ne l’autorise pas vraiment. On peut entendre sans écouter, mais lorsqu’il y a du texte et rien d’autre (enfin si, de la musique live), l’écran exerce la même irrésistible attraction qu’une boîte de céréales à l’heure du petit-déjeuner : quand bien même aimerait-il arrêter de lire, le spectateur devient presque malgré lui acteur du texte, un agent sans qui l’histoire ne peut pas suivre son cours – ou en tout cas contient des ellipses.
C’est par la lecture que s’appréhendent aussi les parties de la pièce en anglais, allemand, espagnol, à travers le sur-titrage. Les changements de langue sont parfois confus, mais jamais gratuits (et reflètent apparemment le livre). N’oublions pas que toute langue porte un référentiel différent, une empreinte culturelle différente. En conservant l’alternance entre le français et plusieurs langues, dont celle de Bolaño, Gosselin contribué à la création d’ambiances particulières, propres à chaque situation, de la plus légère au plus profond malaise.
D’ailleurs, en parlant de malaise…
Le théâtre, loin dans l’émotion
Le théâtre a parfois vocation, comme tous les arts, à faire réagir, à créer le débat, à créer une émotion forte. Dans 2666, cela a lieu blanc sur noir. On sait que la pièce établira un parallèle avec les féminicides de Ciudad Juarez. Mais on ne s’attend pas en rentrant de l’entracte à assister à une longue énumération descriptive, en quelques lignes cliniques, des corps violés, mutilés, torturés. J’aurais pu détourner le regard, mais j’ai lu jusqu’à l’insoutenable, jusqu’à ressentir physiquement les douleurs, jusqu’à l’envie de vomir, de prendre un bol d’air frais, de hurler d’arrêter. Quand la liste s’arrête, on respire avec les habitants de Santa Teresa, puis elle reprend et le dégoût revient.
On ne s’attend pas non plus, dans la partie suivante, à écouter le récit de ce chef de camp de travail nazi qui a dû trouver comment se débarrasser de juifs grecs qui lui ont été livrés de façon imprévue. Il nous parle de ses hommes, qui doivent faire des allers-retours jusqu’au ravin pour accomplir l’insoutenable, tôt le matin à l’abri du regard des villageois. Il parle de leur fatigue et de leur lassitude avec cette empathie que l’on a uniquement pour ceux qui nous ressemblent. C’est alors que le caisson en verre dans lequel il se trouve se remplit de fumée.
Ce n’est pas tellement les sujets soulevés qui sont difficiles, c’est la mise en scène qui les exacerbe.
Alors que le cinéma prévient ses spectateurs des images et propos sensibles, le théâtre ne le fait que rarement. Est-ce parce que tout y est ouvertement artifice, que les comédiens se relèvent et saluent à la fin de la pièce ? Est-ce parce que le théâtre (public ?) crée une forme d’entre soi, où une pièce présentée à Avignon crée de l’ébullition mais reste protégée du mainstream ?
Lorsque j’ai soulevé la question sur Twitter, on m’a dit qu’il faut aller au théâtre en connaissance de cause, se renseigner avant de voir. Cela vaut pour 3 heures de Brecht en version originale : on sait qu’on lira les sous-titres, qu’on sera perdu – c’est écrit dès le programme. Mais que faire quand ni le théâtre, ni les critiques présentes en ligne ne préviennent ? Il va de soi que le théâtre peut et doit pouvoir parler de tout. Qu’il est là autant pour divertir que pour éveiller les consciences, pour parler d’aujourd’hui en évoquant l’histoire, pour représenter chacun d’entre nous à travers des personnages. Mais est-ce que toucher une émotion trop profonde sans prévenir ça n’est pas risquer de perdre un public qui viendrait pour la première fois ?
Photos : Simon Gosselin