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« C’est un peu comme si vous aviez reçu un coup sur la tête », me dit-elle alors que je sors un mouchoir de plus de la boîte coincée entre les fauteuils du canapé. « Ça vous a étourdie, mais vous vous en remettrez parce que vous êtes solide. »

C’est comme du tissu cicatriciel sous la peau. Personne ne le voit, et on n’y pense pas la plupart du temps, et un jour on fait un mouvement inhabituel et on repense au jour où on a pleuré aux urgences en espérant qu’on ne s’est pas cassé la cheville. Tout revient, la peur, la douleur, la panique, la suffocation, les lumières qui dansent devant les yeux, l’envie de hurler, la léthargie de la codéine. On choisit parfois d’en parler en souriant comme un fait d’armes : « Mais si, souviens-toi, c’était le printemps de la grosse entorse, quelle histoire ! »

Et parfois le souvenir s’impose. On continue sa vie, on rééduque, on se remet, on évite les trous mais on n’a plus peur des trottoirs, on marche la tête haute, on file, même, jusqu’au jour où.

Jusqu’au jour où on tombe sur un mec à qui on a un peu trop fait confiance et qui en a profité, qu’on pensait pouvoir esquiver et qui gagne en puissance médiatique, pas beaucoup, juste assez pour faire partie de ce paysage rassurant qu’on s’était construit et dans lequel les trottoirs étaient bien entretenus. Noyauter ce paysage pour mieux trouver de nouvelles victimes, promettre, étouffer, détruire.

On observe et on se demande – est-ce qu’il faut prévenir avant qu’il ne fasse plus de mal ? Qui prévenir ? Les médias qui le relaient sans savoir ? Mais est-ce qu’on a les épaules ? Est-ce qu’on est prête à chercher qui parle de lui, à étaler sa propre vie, à répondre aux inévitables questions, à risquer de ne pas être crue, à devoir se justifier, à se replonger dans les éléments de l’histoire ? Un mail ou deux, ça passe. Plus, c’est du temps perdu.

Il faut avancer, il faut reconstruire, l’important c’est le cercle proche, eux ils savent, eux ils ne posent pas de questions, eux ils serrent dans leurs bras et prennent par la main pour avancer.

Parce que la priorité, ce n’est pas de protéger tout le monde, ce n’est pas de suivre l’abuseur à la trace pour dénoncer – on aimerait bien que tout le monde sache, on aimerait bien arrêter la liste des victimes en les sauvant toutes, mais ça n’est pas possible, c’est épuisant, c’est étouffant. Aucune envie d’être une Danaïde, une femme-pion qui élimine un mec de sa vie et le paie dans une tâche sans fin.

Alors on s’interroge, on choisit. À eux on dit, à eux on dit pas, ceux-là ont l’air trop proches de lui, ceux-ci ont l’air de pouvoir croire, ceux-là parleront de folle, de ceux-là on se méfie : ils seraient capables de représailles. Alors on se sent coupable. Sélectionner au lieu de hurler, c’est réduire la portée de sa propre voix, c’est ne pas prévenir tout le monde, c’est risquer de nouvelles victimes qui boiront ses paroles à lui. Alors on rembobine. Bien assez de gens savent déjà et continuent à choisir son camp à lui, à détourner le regard, à lui trouver des excuses. Tout le monde sait déjà autour d’eux mais personne ne les arrête.

Alors on ne dit rien, ou si peu, parce qu’on a mieux à faire. Alors on ne dit rien, ou pas grand-chose, parce que la priorité, c’est soi-même, sa propre survie, son propre masque à oxygène, pas toutes les autres qu’il va étouffer. Alors on serre les dents un dimanche matin, il va disparaître du paysage, on en parlera moins, c’est juste un mauvais moment à passer, ceux qui l’acclament aujourd’hui l’auront oublié demain. On cherche les poches d’air pour reprendre son souffle, on masse le tissu cicatriciel, pour mieux le savoir sensible mais pas vraiment douloureux, comme le souvenir lointain d’un coup sur la tête.

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