J’étais de l’autre côté du boulevard : juste assez loin pour ne courir aucun risque, juste assez près pour voir quelques étincelles, des gens qui paniquent, qui courent baissés, un ouvrier qui déconseille d’aller par là “vous n’avez pas entendu les coups de feu ? La police arrive. On entend déjà les sirènes.” Les coups de feu. Un deux trois sept douze vingt, vingt-cinq peut-être. Beaucoup. Trop pour croire encore à des pétards. Pourtant, sur le coup, je n’ai pas compris.
La suite de la soirée a été… absurde. Il y a le moment où on a fait le lien entre les explosions, les fusillades, le Bataclan. Celui où on n’a compris qu’une prise d’otages où on ne demande rien en échange des otages, c’est très mauvais signe. Il y a eu le décompte de l’horreur.
Je suis rentrée samedi vers 10h du matin dans un quartier engourdi. Les cafés branchés qui affichent des petits mots pour prévenir de leur fermeture, tout en sachant que très peu de clients seront là. Les cafés qui ouvrent en se demandant s’ils ont bien fait. Les gens ont l’air tellement fatigués. Quand je suis seule dans la rue, je réentends les coups de feu et je revois les gens qui courent.
Dimanche, je suis passée au Carillon, au Petit Cambodge, à République. J’ai pensé à toutes les fois où je suis passée devant en allant à la piscine en me disant que j’adore ces deux endroits et que j’oublie sans arrêt d’y aller. Les commerçants du quartier ont commencé à parler. Personne ne pose de questions, mais tout le monde parle spontanément. C’est compliqué, dans un quartier aux allures de village où la plupart des commerçants sont les riverains. Et puis le soleil, la foule au bord du canal. On est fatigués mais on est fatigués ensemble. Quand je suis seule dans la rue, je réentends les coups de feu et je revois les gens qui courent.
Et puis lundi, je suis allée au travail. L’envie de reprendre une vie insouciante. Sauf que je me suis écroulée. J’ai pleuré 3 heures, dont une passée à la cellule de soutien de la mairie du 10e, où j’ai appris que même sans avoir perdu d’ami, il était normal d’avoir peur et d’avoir mal. “C’est votre cocon qui a explosé, c’est normal que vous ayez encore plus peur dans des endroits qui ne vous sont pas familiers.” Je me suis sentie comme une enfant qui a peur de l’eau et qu’on aurait poussé dans le grand bain. J’avais fait le trajet jusqu’au bureau saine et sauve mais l’épreuve émotionnelle m’a submergée. J’ai arrêté de réentendre les coups de feu en marchant dans la rue.
J’ai commencé à en faire des cauchemars, toujours le même, en boucle, à me réveiller en larmes au milieu de la nuit, à réveiller la personne qui dort avec moi pour ne pas hurler.
Ce qui reste, c’est un sentiment diffus mais réel : la peur. La peur des angles morts, des détours d’escaliers, de l’embouteillage dans ma rue si calme, de la voiture que j’entends mais que je ne vois pas en rentrant le soir, des sirènes qu’on entend sans arrêt, des bruits inconnus. Des moments où mon cerveau qui vagabonde, mes mains tremblent et je n’ai plus la moindre idée de ce que j’étais en train de faire.
La plupart des conversations que j’ai eues cette semaine ont été un partage mutuel de ces actions du quotidiens “qui font du bien”. Boire du vin, écouter de la musique, aller courir, voir des amis, chacun son truc pour revenir aux habitudes de la normalité. Il y a aussi les moments où on se dit qu’on ne devrait pas être en train de se poser les questions qu’on se pose. Et toujours quelque part, les visages maintenant presque familiers de ceux qui ne reviendront pas à la normalité.
Il y a quelques mois, j’avais très envie de quitter le 10e. Les gens, la foule, les attitudes. Aujourd’hui, ça me paraît impossible. Je vais d’endroit familier en endroit familier, ou de gens familiers en gens familiers. Et entre deux, j’ai peur.